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“Il était un Petit Navire”, un opéra désarmé

“Il était un Petit Navire” est un opéra en trois actes de Germaine Tailleferre sur un livret d’Henri Jeanson. C’est de loin par sa taille, la plus importante composition de Tailleferre, d’une durée d’environ deux heures trente et de presque cinq mille mesures de musique.

La composition de cet oeuvre commence en 1932 et durera près de vingt ans.... C’est le décorateur de théâtre et cinéma André Boll qui présenta le dialoguiste et journaliste Henri Jeanson à la compositrice Germaine Tailleferre ; ils sympathisèrent. Germaine Tailleferre est à l’époque mariée à Jean Lageat, très impliqué dans la vie politique au sein du parti radical socialiste, il sera le secrétaire de Léon Blum pendant le Front Populaire. Jeanson était pour sa part très lié avec la presse de gauche, écrivant pour “la Bataille”, journal de la C.G.T. et déjà pour le “Canard Enchaîné”. Jeanson se lie donc avec ce couple qui partage beaucoup de ses sensibilités, politiques et artistiques.

Tailleferre et Jeanson décident alors de travailler ensemble sur une oeuvre lyrique qui aura pour cadre la ville de Marseille .Le succès en 1931 de “Marius” film d’Alexandre Korda et de Marcel Pagnol et le fait que Jeanson travaille à cette époque avec Korda sur un autre film ne sont sans doute pas étrangers à cet engouement pour la “cité phocéenne”. La présence d‘un lyonnais parmi les personnages essentiellement marseillais de cette histoire ne fait que confirmer cette inspiration pagnolienne... Cet opéra en gestation a pour projet “la mise en pièce” des conventions du théâtre lyrique ainsi que celles des us et coutumes du public d‘opéra. La première version est une “satire lyrique” en un acte qui s’intitule “Le Marin du Bolivar”. La composition de l’œuvre prendra nous l’avons dit plusieurs années. Jeanson, très pris par ses travaux d’adaptateur, de scénariste et de dialoguiste de cinéma envoie son livret page par page à Tailleferre qui se trouve de fait obligée d’écrire son oeuvre “bouts par bouts”. Il semble que “Le Marin” soit terminé en 1935, car une production est alors annoncée, dans le journal “Le Cri de Paris”, au Théâtre des Champs-Élysées. Cette production n’a pas lieu et finalement la création de l’œuvre qui porte toujours le titre de “Marin du Bolivar”sera reportée à janvier 1942 à la Radio de Marseille, en Zone Libre, juste avant le départ en catastrophe de Tailleferre et des siens pour les États Unis.

Cette création radiophonique est alors couronnée de succès et en 1946 l’œuvre est “reçue” par le Comité de lecture de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux, présidée par Henri Malherbe alors directeur de l’Opéra Comique. Mais Malherbe trouve l’œuvre trop courte et demande à Tailleferre et à Jeanson de la développer, ce qu’il feront en la portant à trois actes. Selon le manuscrit piano/chant de la bibliothèque de l’Opéra de Paris, cette version est terminée en Décembre 1948, soit six mois après la création des Mamelles de Tirésias. La première publique est finalement programmée pour le 9 mars 1951, dans une mise-en-scène de Réné Musy, direction musicale de Pierre Dervaux, décors de Roger Durand et costumes de Lucien Boucher avec une distribution de chanteurs lyriques en vogue à l’époque : Denise Duval ( Thérèse/Tirésias des “Mamelles”), Jean Giraudeau, (Le mari des “Mamelles”) Emile Rousseau, René Hérent, Paul Payen.

Il prendra dès ce moment et en raison de la création en 1950 du “Bolivar” de Darius Milhaud ami très proche de Tailleferre, le titre qu’il porte aujourd’hui (seul reliquat de son titre primitif, outre quatre lettres communes (b-i-a-r), l’orthographe du nom du bateau, le “ Brigandar” sera, en souvenir, privée du “d” final qu’on pouvait naturellement attendre).

L’œuvre reprend à dessein dans le but de les démonter les mécanismes du vaudeville (le trio classique : le mari, la femme et l’amant) et en propose quelque savoureuses variations. Valentine a deux amants, Victor un riche apothicaire marseillais et Valentin un marin qui est également son “promis”.Victor est marié à Constance qui est la maîtresse de Sosthène. Leur fille Angélique est secrètement promise à Florimond, contrairement aux vœux de ses parents qui souhaitent qu‘elle reste “une fille de bonne famille“. Personne n‘est dupe de la morale des autres c‘est à dire de son absence, mais tout le monde préfère ne rien savoir de ces infidélités réciproques.

C’est l’irruption de Ferréol, l’étranger lyonnais (avatar du Monsieur Brun de Pagnol) fâché par les manquements à la politesse de Victor et Constance, qui met un terme à ces non-dits et force les protagonistes à admettre la réalité de leurs relations. Mais après avoir rompu leurs liaisons plus ou moins adultères, les personnages en veulent plus à Ferréol par qui le scandale est arrivé qu’à ceux qui les ont trompés... Ils réclament tous réparation, financière bien entendu. Ferréol succombe aux charmes féminins de Valentine qui arrive à lui faire agréer la comptabilité de ses torts ; mais il n’est plus dupe lorsque la bourgeoise Constance essaie la même tactique. Victor réclame sa “propriété” (sa maîtresse et sa femme) et également réparation pour l’affront fait à son honneur. L’offense imaginaire est réparée par un duel “fictif”, avec des épées “marseillaises” transparentes. Les deux “blessés” se réconcilient sur le champ et Victor explique le fond du problème : il ne faut pas, entre “civilisés” (selon la formule consacrée) forcer les gens à voir la vérité, surtout quand ils la connaissent déjà, faisant l’apologie ouverte de ce qu’on appellerait aujourd’hui dans les émissions de télé-réalité “le Secret de Famille”. Le “Duo d’amour” de Valentine et Valentin, chanté sous le nez de Victor, conduit les deux amoureux à revenir à l’état initial de leur relation, Valentin sur le départ, et Valentine la promise qui attend fidèlement (au moins, en apparence...)-référence encore une fois à peine masquée au départ de Marius-. Mais Ferréol joue encore le trouble-fête et fait, derechef, se brouiller tout ce petit monde. Dans ce chahut généralisé, le capitaine du Brigandar fait sonner la cloche du départ, signal qui déclenche involontairement l’intrusion très branquignolesque des Cigarières de Carmen (“Nous avons entendus les cloches de la ville...”) victimes de la programmation alternée du théâtre et d‘une visible erreur de la “feuille de service“...

En effet, nous sommes au théâtre et toute cette histoire n’était donc qu’artifice. Mais au final, Valentine fait frapper les trois coups cette fois pour le public et invite les spectateurs à reprendre leurs rôles au vestiaire. Car cette histoire, n’est-elle pas un peu (voir beaucoup) la leur ? L’artifice du public qui va à l’Opéra ne serait-il pas aussi patent que celui du spectacle qu’il voit sur scène ? Et n’accepte-t-il pas ces mêmes mensonges, politesses et rituels dans la vie de tous les jours ? Bref, un miroir lui est tendu... Jeanson pirandellien ? En partie sans doute, à la nuance près qu’il invite le public à reconnaître sa participation active bien qu’inconsciente au spectacle qu’il va voir, créant une passerelle entre la salle et le plateau quand Pirandello le cantonne dans le rôle incontestable mais plus limité de voyeur. Cette différence est aussi accentuée par l’intention subversive qui consiste à semer le doute en proposant ce nouveau jeu de la vérité...

Jeanson commence donc à jouer avec ces miroirs dès les premières mesures . Maintenant une tradition qui remonte à la tragédie antique, à l’ ”Orfeo” de Montiverdi, se poursuit avec “Les Mamelles de Tirésias” ou “Les Tréteaux de Maître Pierre” de de Falla, (mais se réfère aussi au cinéma avec Hellzapoppin ou avec Guitry fixant la caméra pour parler au(x) spectateur(s)) le trio chanté par Valentine, Coraline et Sylvia s’adresse directement au public pour l’avertir sans détour des difficultés de compréhension d’une oeuvre lyrique car “les chanteurs de l’opéra... ont la réputation de manquer d’articulation”. Coraline et Sylvie forment une sorte de coryphée, commentant l’action de la pièce, mais également aussi sa “réalisation objective“. Le troisième acte commence par le duo des deux commères qui s’extasient devant les décors. Elles sont donc, à la fois, dans la pièce, mais également parmi les spectateurs. Quand Ferréol demande à Victor de lui apporter les preuves de son offense, Victor lui montre tous les spectateurs qui ont vu (et même applaudi!) l’incident en question. Et lorsque le chœur chante pour la troisième fois le même air héroïque pour mettre fin au duel, il se pose la question de savoir pourquoi et comment les paroles “Halte là!” vont aussi sur la même musique : “hasard ou préméditation : that is question!” Question intéressante, en effet. Opéra-comique, “Il était un Petit Navire” maintient aussi la convention des scènes parlées. Ces passages parlés sont toujours utilisés lorsqu’un personnage s‘inscrit dans un principe de réalité. Au premier acte, Valentine explique à Coraline et à Sylvia qu’elle est perdue à cause du retour de Valentin, car son lit n’est pas vide. Victor explique à son ami Frédéric qu’il a fait un mariage malheureux. Au deuxième acte, Ferréol expose la situation des différents couples en parlant. Le tirade de Victor au troisième acte où il énonce les vrais raisons de sa colère (“les gens parlent....”) est également parlé, après une romance où il chante la sérénité de Marseille. Finalement, quand les personnages reconnaissent tous qu’ils sont au théâtre, ils parlent. On peut s’aimer, se battre, s’enivrer ou même rigoler en chantant, mais (selon Jeanson) on ne dit la vérité qu’en parlant. Réalité, fiction, vérité, mensonge...“Au fil de l’eau point de serment, ce n’est que sur terre qu’on ment” chante en 1934 Lys Gauty dans “Le chaland qui passe”, encore une histoire de bateau...

Le livret suit en les parodiant certaines conventions du théâtre classique, la plus connue bien sûr étant la règle des trois unités, de temps, de lieu, d’action (exposé dès le premier trio par le “dix-huit cents et quelque chose“) ainsi que les “airs” doubles de chaque personnage et une grande tirade pour Victor au troisième acte. Mais le livret utilise aussi des formes plus “modernes” inspirées par le style radiophonique ou la publicité. Quand le rideau se lève sur la chambre de Valentine, les deux coryphées vantent les qualités de sa décoration (“C’est du Louis Quinze d’aujourd’hui et du Henri Trois de demain...”, allusion à peine masquée aux Meubles Lévitan célébrés à l’époque par Charles Trénet et Pierre Dac pour le compte de Radio Cité et de Publicis) avant de commenter la scène qui suit comme le feraient deux speakerines de radio. Ferréol loue les mérites “de bon, de bon beau, de bon beaujolais”( Du Bo Du Bon Dubonnet). La valse lente de Valentine finit par Il y a un commencement à tout, mon loup ! ( avatar possible des “ à l’aise Blaise”, “relax Max” ou “je veux mon neveu” !) Les commentaires de Coraline et Sylvia au troisième acte ne sont pas sans préfigurer le couple de vieux messieurs du Muppet Show qui critiquent le spectacle au fur et à mesure qu’il se déroule.

La musique est à mi-chemin entre le répertoire classique, avec ses deux fugues, ses récitatifs et ces airs doubles de l’opéra baroque ou classique (avec notamment la scène où Valentine dresse à Ferréol l’état de la comptabilité de ses torts par un véritable catalogue à la manière de Leporello, avec un échantillon de toutes les cadences parfaites et rompues possibles), jusqu’à un chœur héroïque dans le style de Verdi. Mais il y a également la musique du piano mécanique du deuxième acte, une java “endiablée”, la “valse lente” charmeuse de Valentine dans le troisième acte et les refrains en comptines moralisatrices de Coraline et Sylvia qui reviennent à intervalles réguliers (le titre de l‘ouvrage n‘est il pas aussi celui d‘une chanson enfantine ?). Il y a également des séquences fort modernistes, pour preuves les passages atonals du piano mécanique déréglé du deuxième acte, le passage très stravinskien du duel et la musique qui accompagne la java ensorcelée de la fin de l’œuvre. Tailleferre n’exclue aucun style, utilisant ce qui lui semble le plus apte à évoquer l’atmosphère du livret de Jeanson, dans un esprit contemporain d’éclectisme. Jeanson, qui a exprimé son désir de mettre dans cette partition “une atmosphère de cirque et de music-hall” reconnaît que la musique de Tailleferre fait preuve d‘”une jeunesse, d‘une richesse” et semble reconnaître et se réjouir de la modernité et de l’invention sans complexe de sa collaboratrice.

Mais même avant la création de l’œuvre, “Le Petit Navire” a pris le large sous un ciel un peu orageux : Constantin Brive pour “Combat” dans un article la vieille de la création fait état de la possibilité que cette représentation soit comme “la première d’Hernani : les personnes sérieuses qui viennent louer pour La Tosca ou pour Manon n’ont pas caché leur sentiment à la dame de la caisse.” Dans Le Figaro, une brève annonce ne cache pas l’opinion déjà faite “qu’on peut deviner que le répertoire traditionnel n’a pas trouvé un nouveau thuriféraire en la personne d’Henri Jeanson”. Il semble que la scandale était déjà prévu avant même la première représentation.

Et le scandale arrive. Dans le Figaro, Clarendon (Bernard Gavoty) parle de “Hurlements, cris de sirènes, rires, bravos polis, sifflets et désordre général”. Henri Barraud dans Musical America parle de “la création la plus passionnée que Paris a vue depuis de nombreuses années. Le balcon s’est lâché avec une tempête d’invectives contre les auteurs et les interprètes, montrant leur désapprobation et demandant le remboursement. L’orchestre et les loges, fortifiées par un large groupe d’invités, ont essayé de couvrir les hurlements par leurs applaudissements.” . Marcel Schneider dans Combat se demande même si la réaction du public était “sincère ou feinte”, une supposition reprise également par Jeanson lui-même dans un article écrit entre la première et la seconde (et dernière) représentation où il raconte que les siffleurs, entendant la première “fausse” version de la Java du deuxième acte, ont sifflé pensant que c’était la “vraie” version sans comprendre le gag. Il utilise aussi la prétérition en écrivant : On s’imaginerait, bien à tort, cela va de soit, qu’ils font partie d’une cabale. Or, on sait que ces manifestations-là sont animées par le seul amour qu’ils portent à la musique...”

Que les spectateurs, de l’orchestre au poulailler, se sentent attaqués par une oeuvre qui parodie non seulement l’Opéra, mais également le public voila qui n‘est guère étonnant. Le miroir tendu à la fin par la charmante Valentine montrait-il une image trop juste et donc trop dérangeante?

Sur l’œuvre elle-même, la critique, quand elle est sérieuse, semble perplexe. Par exemple : Clarendon, encore lui, (qui a le mérite outre celui de reconnaître d’une manière inattendue le talent de Jeanson - ils n‘étaient pas vraiment du même bord -, de comprendre qu’il n’a rien compris) pose la bonne question : Où se trouve la clef de cette énigme ? Car, enfin, il est inconcevable qu’un écrivain tel que Jeanson, qu’une musicienne de la classe de Tailleferre se trompent ainsi, sans raison...

Quand nous avons commencé nos propres recherches sur cette oeuvre, nous étions nous-même confronté à cette énigme, en examinant les sources disponibles. Hélas, le manuscrit orchestral , les trois réductions piano/chant (à part un exemplaire de la première acte) et la copie dactylographiée du livret cité dans le catalogue établie par Robert Orledge en 1992, ont tous disparu (parmi beaucoup d’autres manuscrits et lettres) des papiers de la succession Tailleferre, peut-être perdus pour toujours. Les seules traces de l’œuvre sont celles des fonds de la Bibliothèque de L’Opéra de Paris.

Une partition orchestrale se trouve à l’Opéra. Par une heureuse coïncidence, Bernard Lefort ancien partenaire de Tailleferre dans un duo piano/chant et alors directeur de L’Opéra de Paris, achète à Tailleferre quatre manuscrits pour la bibliothèque de L’Opéra. Tailleferre juge que la partition d’orchestre utilisée par Pierre Dervaux à la création (qui reste donc avec ses propres papiers jusqu’à sa mort) est dans un état trop mauvais pour pouvoir entrer dans une bibliothèque aussi prestigieuse. Elle décide donc de réaliser une copie écrite proprement. Elvire de Rudder, sa petite-fille (et actuellement son unique ayant-droit) l’aide pour la mise en place du texte français, mais Tailleferre, alors âgée de 89 ans, souffre d’arthrite dans les mains. De plus, les séquelles morales de la production de 1951 restaient très vives dans son esprit, Tailleferre, paraît-il, parla de cet échec jusqu’à la fin de ses jours comme “la honte de ma vie”, et de son incompréhension du scandale provoquée par cette oeuvre qu’elle jugeait parmi ses meilleures, autant pour le livret que pour sa propre musique. Revoir cette partition lui aurait peut-être rappelé des souvenirs difficiles à supporter. Néanmoins, ayant promis un manuscrit autographe elle fut donc déterminée à honorer sa promesse.

L’examen de cette partition atteste de la souffrance qu’elle a endurée en copiant les trois actes de l’œuvre : la graphie est parfois très claire, mais progressivement devient moins lisible. Il y a des oublis dans le texte chanté et parlé. Il y a également les passages musicaux où le discours très évident, clair et typique de Tailleferre devient flou (comme par exemple la fin du deuxième acte, qui n‘est pas compréhensible dans le contexte). De plus, les mouvements repris des ballets La Nouvelle Cythère, Paris-Magie et Parisiana faisaient état de phrases musicales coupées bizarrement qui ne correspondaient ni au style typiquement “tailleferrien“ ni à la musique correspondante dans les autres oeuvres.

Une fois que nous avons eu terminé la saisie de la partie musicale, nous avons extrait le livret. L’histoire était tout simplement incompréhensible. Même une fois admis qu’il manquait du texte parlé et quelques répliques chantées, nous n’arrivions plus à comprendre l’argument de la pièce et ce dès le début du deuxième acte. Il n’était pas possible que le dialoguiste, le journaliste et l’homme de lettres qu’était Jeanson ait laissé son livret dans un tel état. Il devenait alors évident qu’il manquait une grande partie de la pièce.

La solution a été trouvée grâce à Pierre Vidal, directeur de la Bibliothèque-Musée de l’Opéra à qui Elvire de Rudder tient apporter ses remerciements particulier pour sa participation très active à la renaissance de l'oeuvre. Monsieur Vidal a retrouvé trois exemplaires de la réduction piano/chant de l’œuvre dans les fonds non-catalogués de l’Opéra-Comique. Aucun de ces trois exemplaires n’était complet et il ne concordaient que peu entre eux, mais avec les trois, il a été possible de reconstruire l’œuvre complète, y compris les dialogues parlés. De plus, il y avait les indications sur la mise en scène qui permettent de comprendre ce que le public a vu le soir de la création... et par défaut ce que le public n‘a pas vu, c’est à dire, nous le découvriront plus tard, une part très importante de l’œuvre.

En effet, une grande pourcentage de “Il était un petit navire” a été sans raison plausible caviardée. La version orchestrale copiée en 1980 comprend un total de 2502 mesures, divisé par acte en 761, 718 et 1023 mesures. La réduction piano/chant comprend un totale de 4522 mesures, avec par acte respectivement 1089, 1208 et 2419 mesures. L’évidence semble indiquer que 45% de la partition initiale ont été coupés.

Dans la réduction piano/chant, il y a des coupures dans différents numéros que Tailleferre a restituées dans sa partition de 1980 : par exemple, l’air de Madame Isabelle (Oranges des Baléares...) le premier air de Valentine dans l’Acte 1 (Pareil au pélican lassé d’un long voyage...), L’ensemble de Victor, Constance et Angélique (Ah! qu’il fait bon d’être garçon...), tout le final du deuxième acte ont subit de grandes coupures, rayés au crayon, pliés dans la partition voire, curieusement collés sur eux-mêmes dans la version piano/chant. Il y a également des modifications du livret faites au crayon d’une main assassine qui n’est ni celle de Tailleferre ni celle de Jeanson, (par exemple la scène du choix des armes de Victor où, dans la version manuscrite de Tailleferre, la réplique de Victor “fichez-moi l’épée et n’en parlons plus !” se trouve changée et réduite littérairement et musicalement en un simple “donne-le-moi” qui est fort éloigné de l’esprit d’un livret où, qu‘on l‘aime ou non, le calembour a droit de cité.)

Il est probable que le public de la création a vu moins de 50% de l’œuvre telle qu’elle a été écrite par Tailleferre et Jeanson. Il est tout aussi probable qu’une grande partie de ce qui restait de l’œuvre jouée sur la scène de l’Opéra-Comique n’était plus ni de Tailleferre ni de Jeanson tant elle était modifiée par une main soit malveillante, soit incompétente, sans doute les deux... De plus, selon les critiques de l’époque, certains numéros étaient placés dans un ordre différent de l’ordre original ; par exemple, le duo d’amour entre Valentine et Valentin qui intervient tout de suite après le duel au troisième acte et se déroule sous le nez de Victor a été placé, Dieu sait pourquoi et par qui, au deuxième acte, pendant la scène du bal.

Le premier acte, le mieux reçu par le public et on comprend pourquoi, reste, dans ses grandes lignes, largement tel que Tailleferre et Jeanson l’ont conçu. Les vrais problèmes commencent donc avec le deuxième acte. Il y a la suppression de la scène du piano mécanique, importante pour le déroulement de l’histoire (premières reconnaissances des infidélités des personnages principaux) mais aussi en raison de son vocabulaire musical atonal. Plus de la moitié du final du deuxième acte est coupée, rendant les brouilles entre toutes les personnages incompréhensibles. Dans le troisième acte, la plupart des commentaires de Coraline et Sylvia sont coupés. Les deux airs et la fugue (On parle, on parle, on parle...) de Ferréol ainsi que la majeure partie de la scène de confrontation entre Constance et Ferréol ont également été sabrés, rendant les personnages de Ferréol (et de Constance) beaucoup moins intéressants. De la scène du duel disparaissent les deux grands chœurs, mais aussi les accords polytonals du duel lui-même, laissant les deux voix chantées accompagnées des seuls violoncelles et contrebasses, ôtant ainsi toute sensation de violence produite par cet orchestration raffinée dans laquelle Tailleferre était passée maître. Le final lui -même (Mais, alors, nous sommes au théâtre....) est très réduit, privant, dans un système de narration traditionnelle, ce qui reste de logique, donc d‘intérêt.

On pourrait comprendre pourquoi le public n’a pas compris l’histoire en 1951. Il est probant qu‘aucun critique ne parle du livret autrement qu’au premier degré : pour eux c‘est une histoire un peu bâclée d‘une jolie fille avec deux amants, dont l‘un est marié avec une femme elle aussi très volage et, bon sang ne saurait mentir, dont la fille elle aussi a une aventure. L‘histoire dans l‘histoire, ou le miroir que Jeanson tend vers le public semblent être complètement évacués de l‘oeuvre. La musique de Tailleferre est coupée sans ménagement, sans logique musicale et sans le moindre souci de garder intactes les idées mélodiques, harmoniques et rythmiques, pas plus que leurs enchaînements. Le discours musical est tellement haché que Tailleferre très âgée ne pouvait plus raccommoder les morceaux en préparant sa copie de 1980.

Examinant “Le Petit Navire” dans son état de 1948 (l’œuvre ayant déjà été remaniée par les auteurs eux-même , car certaines scènes du “Marin de Bolivar” ont déjà été selon différentes sources, modifiées ), on voit une histoire, certes complexe par le nombre de personnages, mais écrite avec une logique dramatique et dans un style relativement classique. On voit également un discours musical qui soutient le livret, un discours clair, des formes mélodiques logiques et variées Mais on doit se rendre à l’évidence : cette oeuvre-là n’a jamais été jouée !

Alors, pourquoi cette version tronquée? Clarendon dans le Figaro et Constantin Brive dans Combat affirment qu’après que l’œuvre eut été allongée à la demande de Henri Malherbe (alors directeur de l’Opéra Comique), Georges Hirsch (alors administrateur-général de la Réunion des Théâtres-Lyriques Nationaux) avait exigé des coupes claires. Tailleferre dit dans ses “Mémoires à L’emporte-pièce” que Hirsch haïssait Henri Jeanson, et qu’il a annulé quatre des six représentations programmées, malgré (où au cause de) l’enthousiasme de la jeunesse de l’époque. On peut se demander comment une oeuvre de 45 minutes qu’on a développée jusqu’à une durée de 2h30 et puis ramenée par les soins d’autres personnes que les auteurs à 1h15... pourrait encore avoir une logique dramatique et stylistique... mais quand l‘évidence pointe vers le fait que les coupures finales ont été effectuées par une ou des tierces personnes, il semble difficile d‘imaginer un résultat satisfaisant d‘une telle opération chirurgicale...

Alors sabotage pour des raisons de jalousie ou de rancœur professionnelle? Peur de choquer un public figé dans la tradition de l’Opéra-Comique dans les années 50 ? Incompréhension des intentions de Jeanson ? On ne saura probablement jamais. Mais l’œuvre Il était un Petit Navire n’a jamais été vue telle que Jeanson et Tailleferre l’ont imaginée et écrite. Il serait intéressant de pouvoir enfin la découvrir dans son intégralité. Ce serait bientôt possible!

Elvire de Rudder (musicologue et l'unique ayant-droit de Germaine Tailleferre), Paul Wehage (compositeur) et Jean-Thierry Boisseau (compositeur)

Extraits de l'opéra comique Il était un Petit Navire disponible chez Musik Fabrik

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